Un samedi fin novembre 2024 à Paris. Ciel bas, temps froid. Retrouver des amis dans le quartier de Drouot. Arriver en avance, vingt minutes à tuer. Flâner. Pour conjurer le vent glacé, se réfugier dans l’Hôtel des ventes. Là, salle 9, au rez-de-chaussée, tomber sur la collection Hugues Gall vendue aux enchères deux jours plus tard*. Simple concours de circonstances ? Parmi les objets exposés : une importante fontaine de table aux armes des Médicis, datée de 1623 (adjugée avec frais 14 560€) ; une maquette de décor de théâtre par Nicolas Folon (5 200€) ; une grande malle Vuitton (13 000€) ; un télégramme de Maurice Béjart (364€) ; un habit d’académicien ; les Danseurs du 14 juillet sculptés par Bourdelle (11 050€) ; un ensemble de vinyles de musique classique (715€) ; Effervescence, une huile sur toile de Chu Teh-Chun (204 100€) ; Pelléas et Mélisande dessinés par Cocteau (4 030€) ; une étude de main par Boldini (71 500€) ; un masque en calcaire – probablement une déesse ou une reine (3 640€) ; plusieurs gravures représentant des chanteurs du XIXe siècle (Nourrit, Pasta, Levasseur…) ; une épreuve en bronze de Rodin (123 500€) ; une garniture de table en argent (3 900€) ; des trophées ; des médailles ; des livres… Les lambeaux d’une vie d’esthète dispersée à la criée. Le miroir brisé en une centaine de lots d’un serviteur de l’État doublé d’un amoureux de la musique.
Né à Honfleur en 1940, formé à l’écoute des plus grands – Furtwängler, Cortot, Arrau –, Hugues Randolph Gall fut aussi façonné par l’exigence du service public. Il fit ses armes au ministère de l’Agriculture. Edgar Faure, qui l’avait repéré, l’entraîna dans ses pas jusqu’à l’Éducation nationale, où il œuvra avec Marcel Landowski à l’introduction de l’option musique au baccalauréat. Première empreinte, durable.
La suite n’est qu’un enchaînement logique, presque fluide, tant Gall savait transformer chaque rencontre en tremplin : Edmond Michelet le fait entrer à la rue de Valois, le ministère de la Culture. Très vite, il devient secrétaire général de l’Opéra de Paris. Là, il découvre les cercles des grands théâtres lyriques, rencontre Rolf Liebermann à Hambourg, qu’il aidera à faire venir à Paris. L’ère Liebermann commence : sept ans qui changent tout. Gall, devenu bras droit, apprend le vrai métier, celui qui ne s’enseigne nulle part : diriger un opéra, c’est tenir ensemble l’art, les ego, l’économie, le public, la politique. Un équilibre délicat, mais qu’il maîtrisera avec un rare brio quinze années durant au Grand Théâtre de Genève (1980-1995), puis neuf à l’Opéra de Paris (1995-2004). L’autorité tranquille, l’exigence constante. Le directeur devient figure et, avec le recul accordé par le temps, modèle – il est aujourd’hui établi que sous sa mandature, la « grande boutique » a traversé un âge d’or.
Au terme de son mandat, au moment où d’autres songent au repos, Gall, lui, se réinvente. Il entre à l’Académie des Beaux-Arts, prend la tête de la Fondation Monet à Giverny, en fait un haut lieu patrimonial, un jardin vivant. Il y mit autant de cœur que dans les grandes maisons d’opéra, jusqu’à sa mort survenue à Nice en mai 2024.
En mémoire de cet homme d’exception, soixante-cinq proches, de tous horizons, se sont réunis pour évoquer celui qu’il fut : Robert Carsen, Bernadette Chirac, Pascal Dusapin, Marthe Keller, Christian Schirm, etc. L’hommage prend la forme d’un livre relié de plus de 200 pages, illustré d’environ 30 photos, où chaque auteur esquisse à l’aide de ses propres fusains, souvenirs et anecdotes, le visage de l’ami.
« Nous devons à Hugues Gall d’inoubliables bonheurs, et aussi une leçon de courage. Contrairement à des lâchetés répandues, il nous a appris qu’il n’y avait pas de honte à vouloir exceller. ». La phase de l’historien Jean Starobinski, placée en exergue, éclaire le sens profond de cet ouvrage.
* Les lots, leur estimation et le résultat de la vente peuvent être consultés en ligne sur le site de la maison de vente aux enchères Tessier Sarrou.